Blockchain et RGPD : Analyse des lignes directrices 02/2025 du CEPD et enjeux de souveraineté numérique
Contexte et objectifs des lignes directrices du CEPD (avril 2025)
Le 8 avril 2025, le Comité Européen de la Protection des Données (CEPD, ou EDPB en anglais) a adopté la version 1.1 des lignes directrices 02/2025 sur le traitement des données personnelles via les technologies blockchain. Ce projet de guidelines, ouvert à consultation publique jusqu’au 9 juin 2025, vise à aider les organisations à concilier l’usage innovant de la blockchain avec les exigences du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Le CEPD reconnaît d’emblée que certaines caractéristiques fondamentales des blockchains sont difficiles à concilier avec le RGPD, et rappelle que, dans certains cas extrêmes, il faudra peut-être renoncer à utiliser cette technologie si la conformité ne peut être assurée. L’objectif affiché est donc de fournir un cadre pratique et éthique pour innover sans transiger sur les droits fondamentaux, en cohérence avec la volonté européenne de promouvoir une souveraineté numérique respectueuse des valeurs de l’UE.
Ces lignes directrices s’inscrivent dans un contexte plus large où les autorités européennes cherchent à encadrer les technologies émergentes de façon proactive. En parallèle, le CEPD a annoncé coopérer avec l’Office européen de l’IA sur l’articulation entre le futur Règlement IA Act et le droit des données personnelles. De même, la France (CNIL) avait dès 2018 amorcé la réflexion sur « Blockchain et RGPD », en proposant des solutions pour un usage responsable de la blockchain en présence de données personnelles (cnil.fr). L’initiative du CEPD en 2025 marque ainsi une étape importante pour harmoniser les pratiques au niveau européen, face à la montée en puissance des cas d’usage blockchain dans de multiples secteurs.
Blockchain et données personnelles : quels défis pour le RGPD ?
La blockchain se présente comme un registre distribué, décentralisé et quasi-immutable, ce qui soulève plusieurs points de friction avec les principes du RGPD. Les lignes directrices du CEPD identifient notamment les défis structurels suivants :
Limitation de la conservation des données :
Une fois enregistrées dans une blockchain, les données ne peuvent plus être supprimées de manière isolée, ce qui contrevient au principe de limitation de la durée de conservation prévu à l’article 5(1)(e) RGPD. En effet, la nature immuable de la chaîne de blocs rend difficile l’application d’une politique d’effacement périodique des données.
Droits à l’effacement et à la rectification :
L’immutabilité des transactions rend l’exercice effectif du droit à l’effacement (droit à l’oubli) et du droit à la rectification très ardu, voire techniquement impossible dans certains cas. Une donnée personnelle inexacte ou indésirable, une fois inscrite on-chain, ne peut être altérée ou retirée sans compromettre l’intégrité de l’ensemble du registre.
Identification du responsable de traitement :
La décentralisation complique la détermination d’un responsable de traitement clairement identifiable. Sur les blockchains ouvertes (dites permissionless), où de nombreux nœuds participent sans autorité centrale, il peut être difficile de définir qui “décide” des finalités et moyens du traitement. Le CEPD soulève même la question de savoir si les opérateurs de nœuds pourraient, dans certains cas, être considérés comme responsables du traitement au sens du RGPD.
Minimisation des données et confidentialité :
Par conception, la blockchain repose sur une addition séquentielle et irréversible de données, avec réplication sur de multiples nœuds et souvent une grande transparence (notamment pour les blockchains publiques où les données peuvent être visibles de tous les participants). Cela entre en tension avec le principe de minimisation des données (article 5(1)(c) RGPD) et avec le besoin de confidentialité. La persistance indéfinie des données sur de multiples copies rend d’autant plus crucial le contrôle strict de ce qui est mis on-chain.
Transferts internationaux de données :
Par nature, un réseau blockchain n’a pas de frontières – des nœuds peuvent être situés partout dans le monde. Dans le cas d’une blockchain publique, il est quasi inévitable que des données soient répliquées en dehors de l’UE, sans mécanisme clair de gouvernance. Ceci pose de graves enjeux de conformité avec les règles sur les transferts de données hors UE (chapitre V du RGPD), d’autant qu’il est difficile d’identifier les destinataires et d’assurer un niveau de protection adéquat dans ces conditions.
Le CEPD martèle que le caractère innovant ou “sans autorité centrale” de la blockchain ne dispense pas du respect du RGPD. Autrement dit, ni l’absence de contrôleur évident, ni l’irréversibilité technique n’exonèrent les acteurs de leurs obligations légales en matière de protection des données. Il faut donc trouver des parades techniques et organisationnelles pour atténuer ces risques de non-conformité, ou à défaut, renoncer à utiliser la blockchain pour traiter des données personnelles sensibles. C’est dans cette optique qu’il convient d’examiner les recommandations formulées par le CEPD.
Analyse des lignes directrices 02/2025 du CEPD : concilier blockchain et conformité RGPD
Dans ses lignes directrices, le CEPD propose une série de recommandations pragmatiques afin d’aligner les projets blockchain sur les exigences du RGPD. Ces conseils, structurés autour du principe de Privacy by Design et by Default (article 25 RGPD), tracent une feuille de route pour intégrer la protection des données dès la conception des solutions blockchain. Les points-clés de cette guidance peuvent être résumés ainsi :
Nécessité et proportionnalité :
Avant toute chose, le CEPD invite les organisations à évaluer la nécessité de recourir à une blockchain pour l’objectif visé. Si le même résultat peut être atteint par une technologie traditionnelle moins intrusive pour les données personnelles, alors cette alternative devrait être privilégiée. En d’autres termes, il faut éviter l’effet de mode “blockchain pour la blockchain” et ne l’adopter que s’il existe un réel besoin fonctionnel que seule une blockchain peut satisfaire, et après en avoir pesé les risques pour la vie privée.
Choix d’un modèle de blockchain compatible RGPD :
Toutes les blockchains ne se valent pas du point de vue de la protection des données. Le CEPD recommande d’opter pour des blockchains de type permissionnaire (permissioned) plutôt que publiques, surtout lorsque des données personnelles sont en jeu. Dans une blockchain permissionnaire, les droits de lecture/écriture sont limités à des acteurs identifiés et approuvés à l’avance, ce qui permet : (a) une gouvernance claire et une meilleure attribution des responsabilités (contrôleur(s), sous-traitants, etc.), (b) un contrôle des accès plus fin, et (c) la mise en place de mécanismes pour l’exercice des droits des personnes. À l’inverse, sur une blockchain publique ouverte à tous, il est beaucoup plus ardu de maîtriser qui traite les données et comment.
Minimisation des données et données “off-chain” :
Le CEPD préconise d’éviter autant que possible de stocker des données personnelles en clair sur la blockchain. Idéalement, seules des références non identifiantes (par exemple des empreintes cryptographiques, hash, ou des identifiants pseudonymes) devraient figurer on-chain, tandis que les données à caractère personnel elles-mêmes seraient conservées hors chaîne (off-chain), dans des bases de données sécurisées ou chez la personne concernée. Si certaines informations personnelles doivent malgré tout transiter par la blockchain, elles devraient être protégées par des techniques de chiffrement, de hachage, d’engagements cryptographiques ou de preuves à divulgation nulle de connaissance (zero-knowledge proofs). Ces techniques permettent de limiter la lisibilité des données par des tiers non autorisés. Néanmoins, le CEPD souligne qu’elles ont leurs limites : par exemple, un hash n’est pas une anonymisation irréversible (il peut être recalculé si l’on dispose de la donnée originale), et un chiffrement dépend de la conservation sûre des clés. Il convient donc d’être prudent et de combiner ces mesures avec des politiques organisationnelles robustes. L’objectif général est de minimiser la quantité de données personnelles inscrites dans la chaîne dès la conception du système, conformément au principe de minimisation, afin de réduire d’autant l’impact d’une immuabilité ultérieure.
Gouvernance et responsabilité :
Mettre en place une blockchain impliquant des données personnelles requiert d’instaurer un cadre de gouvernance robuste pour encadrer le traitement. Concrètement, cela implique de définir clairement les règles techniques, organisationnelles et juridiques qui s’appliqueront : qui est (co-)responsable de traitement ou sous-traitant et à quel titre, comment sont gérées les autorisations d’accès aux données, comment sont traités les incidents de sécurité, et comment les évolutions du protocole seront décidées et contrôlées. Ce dernier point est important pour assurer la pérennité : le système doit prévoir des mises à jour de sécurité (par ex. migration si l’algorithme cryptographique devient obsolète) sans compromettre la conformité. Une bonne gouvernance devrait également prévoir un registre des traitements et une documentation démontrant la conformité (accountability).
Respect des droits des personnes :
Le CEPD insiste pour que les projets blockchain incorporent, dès la phase de design, des mécanismes facilitant l’exercice des droits des personnes concernées (accès, rectification, effacement, opposition, limitation, portabilité). Étant donné les contraintes techniques, il peut s’agir de solutions contournées – par exemple, pour le droit à la rectification, ajouter une nouvelle transaction qui “corrige” une donnée précédente erronée, ou pour le droit à l’effacement, rendre une donnée indéchiffrable (en supprimant la clé de déchiffrement) de sorte qu’elle devienne inutilisable. Le CEPD note que certaines solutions techniques existent pour atténuer les limitations inhérentes de la blockchain, mais qu’elles restent insuffisantes si elles ne s’inscrivent pas dans une approche globale de conformité. Par exemple, chiffrer une donnée ne suffit pas si l’on n’a pas anticipé la manière de gérer une demande d’effacement ou la durée de rétention. L’approche doit donc être « by design » : penser en amont à comment chaque droit sera respecté ou, si un droit ne peut être pleinement garanti, évaluer si le traitement est légitime malgré tout ou doit être ajusté.
Analyse d’impact (AIPD/DPIA) :
Compte tenu des risques élevés que la blockchain peut faire peser sur les droits et libertés (ex. risque d’atteinte irréversible à la vie privée du fait d’une divulgation publique indélébile), le CEPD estime qu’il sera presque systématiquement nécessaire de conduire une analyse d’impact sur la protection des données avant de déployer un tel traitement. L’AIPD permet d’identifier précisément les risques résiduels et de documenter les mesures prises pour les réduire. D’ailleurs, plusieurs autorités de protection (dont la CNIL) considèrent déjà que l’utilisation de technologies DLT pour traiter des données personnelles figure parmi les traitements “haut risque” qui justifient une AIPD préalable. Ces guidelines insistent sur l’importance de considérer l’AIPD comme un outil central de conformité et non comme une formalité administrative : c’est un processus itératif qui doit réellement orienter la conception du projet blockchain.
Autres bonnes pratiques :
En annexe, le CEPD propose une synthèse de recommandations pratiques à l’intention des acteurs souhaitant utiliser la blockchain. On peut y trouver, de façon condensée, des mesures techniques et organisationnelles conseillées (choisir une fonction de hachage robuste, mettre en place des protocoles de gestion des clés, contractualiser la répartition des obligations entre participants, etc.). Bien que le document final puisse évoluer suite à la consultation, il est peu probable que ces grands principes changent substantiellement, car ils découlent directement des obligations légales du RGPD renforcées par le bon sens technico-juridique.
En somme, le CEPD ne condamne pas la blockchain en bloc, mais trace les limites à respecter pour qu’une implémentation soit juridiquement tenable. La ligne directrice est claire : intégrer l’éthique et la privacy dès la conception (“privacy by design”), ce qui rejoint la position de plus en plus promue en Europe d’une innovation responsable. Il est particulièrement notable que le CEPD oriente les acteurs vers des blockchains permissionnaires locales, ce qui fait écho à la préoccupation de souveraineté numérique européenne – nous y reviendrons. Avant cela, intéressons-nous aux cas d’usages concrets de la blockchain en 2025, afin de comprendre de quels types de traitements et de secteurs on parle, et où se situent les principaux avantages et risques.
Usages actuels de la blockchain en 2025 : panorama et exemples
Née avec le Bitcoin il y a plus de dix ans, la technologie blockchain a depuis essaimé bien au-delà des cryptomonnaies. En 2025, on recense de nombreux cas d’usage de la blockchain dans des secteurs variés, dont voici les plus pertinents, accompagnés de leur intérêt et des défis spécifiques liés aux données personnelles :
Identité numérique décentralisée :
L’identité est l’un des domaines où la blockchain suscite beaucoup d’espoirs, via le concept d’identité auto-souveraine (SSI). Il s’agit de permettre aux individus de gérer leurs identifiants et attestations (diplômes, certificats, pièces d’identité) dans un portefeuille numérique sécurisé, sans dépendre d’une base de données centrale. Des solutions comme SelfKey, Sovrin ou le projet européen ESSIF (European Self-Sovereign Identity Framework) utilisent la blockchain pour vérifier des identités de manière fiable tout en redonnant à l’utilisateur le contrôle de ses données (webisoft.com). Par exemple, SelfKey propose une gestion d’identité où l’utilisateur peut prouver certaines informations (KYC, âge, etc.) sans exposer l’ensemble de ses données personnelles (webisoft.com). L’Union européenne travaille via l’initiative EBSI (European Blockchain Services Infrastructure) à des prototypes de portefeuilles d’identité numériques conformes à eIDAS, où les attestations (comme un diplôme universitaire) sont signées et enregistrées de façon traçable sur une blockchain européenne (eqar.eu). Ce cas d’usage est directement lié aux principes du RGPD : bien implémenté, il pourrait favoriser la minimisation des données (présenter uniquement le jeton prouvant un attribut, et non tout un dossier d’état civil) et renforcer le contrôle par les personnes (empowerment individuel). Le défi reste de trouver le bon équilibre entre transparence (garantir la vérifiabilité publique des attestations) et confidentialité (ne pas exposer l’identité réelle sur la chaîne). Les solutions passent par exemple par l’usage intensif de preuves cryptographiques (prouvant qu’une identité est valide sans révéler l’identité elle-même).
Santé et données médicales :
Le secteur de la santé explore la blockchain pour sécuriser et partager des données médicales de manière contrôlée. Par exemple, des applications de Personal Health Record comme Health Wizz permettent aux patients de stocker et contrôler l’accès à leurs dossiers de santé via la blockchain, plutôt que de dépendre d’archives hospitalières éparses. L’idée est que le patient devienne le gardien de ses données de santé, pouvant les partager de façon sélective (avec un médecin, un laboratoire) et en garder une traçabilité : chaque accès ou ajout de donnée est enregistré dans la blockchain, ce qui améliore la transparence et la confiance. D’autres projets, comme MedicalChain ou BurstIQ, offrent des plateformes où les professionnels de santé et les patients échangent des informations médicales sur un registre infalsifiable pour éviter les erreurs et les falsifications de dossier. On voit même émerger des initiatives de partage de données de recherche génomique via blockchain (par ex. Luna DNA pour des données de génomique participative). Les bénéfices attendus sont une meilleure interopérabilité entre systèmes de santé, la lutte contre la falsification (par ex. faux carnets de vaccination), et le respect du consentement du patient à chaque usage de ses données. Néanmoins, les données de santé étant par nature sensibles (article 9 RGPD), ces usages sont très scrutés par les régulateurs. Il est impératif que les blockchains de santé soient permissionnées et hautement sécurisées, avec chiffrement de bout en bout, pour éviter toute fuite massive. Là encore, conserver les données médicales off-chain (par ex. dans le dossier du patient) et n’utiliser la blockchain que pour enregistrer les preuves d’intégrité ou les indices d’accès est une architecture généralement recommandée pour demeurer conforme au RGPD.
Finance, cryptomonnaies et DeFi :
Le secteur financier est historiquement le premier utilisateur de la blockchain (avec le Bitcoin dès 2009), et reste en 2025 celui où la technologie est la plus aboutie mais aussi la plus controversée. D’un côté, les cryptomonnaies (Bitcoin, Ethereum et milliers d’autres altcoins) et la finance décentralisée (DeFi) offrent de nouveaux services financiers sans intermédiaires : paiements pair-à-pair, prêts et emprunts automatisés par contrats intelligents, échanges décentralisés (DEX), etc. Par exemple, Ethereum a permis l’essor des smart contracts programmables, à la base d’un écosystème DeFi permettant des transactions 24/7 sans banque (blockchain-council.org). On assiste aussi à la tokenisation d’actifs du monde réel (actions, obligations, immobilier fractionné) sur blockchain, afin de faciliter les échanges et d’étendre l’accès à l’investissement. Des initiatives comme RealT ont tokenisé des biens immobiliers, permettant à des particuliers d’acheter des fractions de propriété sous forme de tokens. Parallèlement, les acteurs financiers traditionnels expérimentent des usages plus discrets de la blockchain : transferts interbancaires plus rapides (Ripple a par exemple travaillé avec des banques pour les paiements transfrontaliers), trade finance (la plateforme we.trade facilite le crédit documentaire via blockchain pour les PME européennes) ou encore les monnaies numériques de banque centrale (MNBC/CBDC). La Banque centrale européenne envisage ainsi un euro numérique, qui n’utiliserait pas forcément une blockchain publique mais pourrait s’appuyer sur un registre distribué sous contrôle des banques centrales, dans une optique de souveraineté monétaire. Avec la généralisation de ces usages financiers, plusieurs défis RGPD apparaissent : la plupart des blockchains financières sont publiques et pseudonymes, ce qui signifie que les adresses et transactions sont visibles par tous (on peut souvent relier une adresse à une personne via des analyses, posant des problèmes de profilage et de suivi des utilisateurs). De plus, la lutte contre le blanchiment (AML) impose une traçabilité qui entre parfois en conflit avec le droit à la vie privée des utilisateurs honnêtes. Les régulateurs cherchent donc à encadrer les crypto-actifs : l’UE a adopté le règlement MiCA en 2023-2024 pour réguler les marchés de cryptomonnaies, en imposant notamment aux prestataires (exchanges, émetteurs de stablecoins) des obligations proches de celles des services financiers traditionnels. MiCA vise à protéger les consommateurs et la stabilité financière, dans un contexte où la majorité du minage de cryptos se fait hors UE et échappe aux autorités européennes. Il s’agit aussi de garder la main sur la souveraineté financière face à l’essor de devises privées, le tout en encourageant l’innovation sous conditions.
Certification, traçabilité et supply chain :
Un autre domaine de déploiement de la blockchain est la chaîne logistique et la certification de documents. Grâce à son historique infalsifiable, la blockchain sert à tracer l’origine et le parcours de produits (alimentaires, pharmaceutiques, pièces détachées…) pour garantir leur authenticité et leur conformité. Par exemple, IBM Food Trust est une plateforme blockchain utilisée par des distributeurs comme Walmart afin d’assurer une traçabilité complète des aliments, du producteur au rayon, et ainsi pouvoir en quelques secondes identifier l’origine d’un lot contaminé. Dans le luxe, des marques utilisent des NFT comme certificats d’authenticité reliés à chaque produit, stockés sur une blockchain publique, ce qui permet à un acheteur d’en vérifier la provenance. De même, dans l’industrie pharmaceutique, des solutions comme Chronicled ou MediLedger suivent les médicaments pour éviter la contrefaçon. Au-delà des biens tangibles, la blockchain sert aussi à certifier des documents ou des données : par exemple, plusieurs universités européennes, via des projets pilotes d’EBSI, délivrent des diplômes numériques certifiés dont le hash est inscrit sur une blockchain de confiance (permettant à un employeur de vérifier facilement qu’un diplôme est authentique) (eqar.eu). En Estonie, le système d’état-civil utilise une technologie de timestamping blockchain (par l’entreprise Guardtime) pour garantir l’intégrité des registres publics sans les exposer, ce qui renforce la résilience contre les cyberattaques. La Géorgie a également déployé une blockchain pour sécuriser les registres fonciers, réduisant la fraude dans les titres de propriété. Ces cas d’usage “traçabilité” comportent généralement peu de données personnelles directement (il s’agit plus de données produits ou de documents), mais il ne faut pas oublier que lorsqu’on certifie un diplôme ou un acte notarié, ces documents contiennent des noms, des identifiants, etc. Le défi est alors de ne pas révéler les informations personnelles elles-mêmes sur la blockchain publique. Souvent, la solution consiste à n’enregistrer que une empreinte numérique (hash) du document sur la blockchain, suffisante pour prouver son authenticité, tandis que le document détaillé reste hors chaîne et n’est communiqué qu’à qui de droit. Cette approche est largement acceptée comme une bonne pratique RGPD, car le hash seul, s’il est calculé de manière sûre, n’est pas directement lisible et ne permet pas de remonter aux données sans le document original.
Secteur public et gouvernance :
Les gouvernements et organisations internationales expérimentent également la blockchain pour améliorer certains services publics. Par exemple, des projets de vote électronique sécurisé via blockchain ont vu le jour (l’application Voatz a été testée pour des votes à l’étranger aux USA, et en Europe quelques collectivités ont exploré le vote de conseil via DLT). L’objectif est de garantir l’intégrité du vote et la transparence du dépouillement, tout en préservant l’anonymat des votants – un équilibre complexe à atteindre. En Suède, le cadastre a testé la blockchain pour le suivi des transactions immobilières. L’Estonie est souvent citée pour son avance numérique : outre la taxation, elle a appliqué la technologie blockchain (KSI blockchain) pour sceller les journaux d’événements des bases de données gouvernementales, offrant ainsi une preuve d’intégrité horodatée pour chaque interaction sans exposer le contenu des données. Enfin, au niveau international, le Programme Alimentaire Mondial (WFP) utilise une blockchain permissionnée (Building Blocks) pour la gestion de l’aide humanitaire et des transferts monétaires aux réfugiés, ce qui a amélioré la transparence et réduit les coûts de transaction en se passant d’intermédiaires bancaires. Ici, la blockchain sert des objectifs de fiabilité et de lutte contre la corruption, tout en essayant de respecter la vie privée des bénéficiaires (les projets humanitaires traitent des données personnelles de populations vulnérables, ils sont donc très sensibles). L’ONU a dû veiller, par exemple, à ce que les informations sur les bénéficiaires ne soient pas accessibles en dehors du cercle autorisé (d’où le choix d’un réseau fermé et contrôlé).
En résumé, la blockchain en 2025 est multi-facettes : identité numérique, santé, finance, logistique, services publics… Chaque usage apporte son lot de bénéfices (transparence, sécurité, désintermédiation, autonomie des utilisateurs) et de challenges juridiques. La question transversale reste : comment profiter de ces avantages techniques sans sacrifier la protection des données et les libertés individuelles ? C’est là qu’interviennent les cadres de régulation et les débats actuels, qui cherchent à établir les règles du jeu pour une blockchain “éthique”.
Controverses et débats actuels autour de la blockchain en Europe
Comme toute technologie prometteuse, la blockchain s’accompagne en 2025 de vifs débats sur la manière de l’encadrer et sur ses impacts sociétaux. Voici quelques-unes des controverses et discussions en cours, particulièrement dans le contexte européen :
Crypto-régulation et protection des consommateurs :
L’essor fulgurant des cryptomonnaies et des ICO, suivi par les scandales (hacks d’échanges, fraude de certaines plateformes, effondrement de projets comme FTX fin 2022), a poussé les législateurs à intervenir. L’Union européenne a pris une avance notable en adoptant un cadre réglementaire complet avec le Règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets). Entré en vigueur en juin 2023, MiCA impose des règles uniformes pour l’émission et les services sur crypto-actifs au sein de l’UE. Il couvre notamment les stablecoins (monnaies numériques adossées à une valeur réelle) en leur imposant des réserves et des contrôles semblables à ceux des institutions bancaires. MiCA vise deux objectifs : stabilité financière et protection des utilisateurs, dans un secteur jusqu’ici très volatil et peu encadré. Parallèlement, le Règlement TFR (Transfer of Funds Regulation) a étendu en 2024 les obligations de traçabilité des transferts de fonds aux transferts de crypto-actifs, obligeant à accompagner chaque transaction d’informations sur l’expéditeur et le bénéficiaire (pour lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme). L’UE a aussi renforcé la résilience opérationnelle avec le Digital Operational Resilience Act (DORA), s’assurant que les plateformes crypto aient des plans contre les cyber-risques. Ces initiatives montrent la volonté européenne de normaliser le secteur crypto pour le rendre plus sûr et plus légitime. Elles suscitent toutefois des débats : certains acteurs crypto craignent une surcharge réglementaire qui étoufferait l’innovation en Europe, tandis que d’autres saluent au contraire l’arrivée de règles claires qui favoriseront l’adoption institutionnelle (on a vu des entreprises crypto se relocaliser en UE anticipant un meilleur environnement juridique). On note également une divergence transatlantique : alors que l’UE légifère, les États-Unis avancent plus lentement sur un cadre fédéral, ce qui fait dire à certains que l’UE prend le leadership sur la régulation des crypto-actifs en 2025. Enfin, cette régulation s’inscrit dans un souci de souveraineté économique : la BCE elle-même se montre réservée envers les cryptos privées et préfère promouvoir un Euro numérique officiel pour conserver la maîtrise de la politique monétaire et ne pas laisser le champ libre à des devises alternatives.
Impact environnemental et “Green blockchain” :
La question de la consommation énergétique des blockchains, en particulier celles fonctionnant par preuve de travail (Proof of Work), alimente un débat intense. Le Bitcoin, qui sécurise son réseau par un consensus proof-of-work très énergivore, est critiqué pour son empreinte carbone équivalente à celle d’un pays de taille moyenne. Des voix, notamment en Europe, se sont élevées pour limiter ou interdire le minage de cryptomonnaies énergivores. En 2022, lors des discussions MiCA, un amendement visant à interdire le Proof of Work (ce qui aurait de facto banni le Bitcoin dans l’UE) a été proposé puis rejeté de justesse. Plutôt que l’interdiction brute, l’orientation actuelle est de pousser le secteur vers des pratiques plus durables. Un tournant majeur a été le passage d’Ethereum du Proof of Work au Proof of Stake en septembre 2022 (événement connu sous le nom de The Merge). Ce changement de mécanisme de consensus a réduit de plus de 99,9% la consommation électrique du réseau Ethereum, démontrant qu’une blockchain de grande envergure peut fonctionner de façon beaucoup plus éco-responsable. Désormais, environ 80% de la capitalisation du marché crypto reste encore attachée à des actifs en Proof of Work (Bitcoin en tête), dont la communauté est réticente à changer de modèle en arguant que la preuve de travail garantit un maximum de sécurité et de décentralisation. Pour verdir ce secteur, des initiatives privées comme le Crypto Climate Accord (inspiré de l’Accord de Paris) réunissent plus de 200 acteurs qui se sont engagés vers la neutralité carbone d’ici 2030. De même, le Bitcoin Mining Council promeut l’usage d’énergies renouvelables dans le minage de Bitcoin. Toutefois, ces engagements restent volontaires et non contraignants. Les régulateurs suivent de près le sujet : on évoque la possibilité d’instaurer des standards environnementaux pour les cryptos (par exemple un score d’efficacité énergétique, ou l’obligation pour les grosses fermes de minage de prouver l’utilisation d’énergie verte). Un écueil est que même un Bitcoin miné entièrement aux énergies renouvelables a un coût d’opportunité : cette électricité verte n’est alors pas disponible pour d’autres usages essentiels de la transition écologique. L’UE, soucieuse d’atteindre ses objectifs climatiques, devra arbitrer entre l’attrait pour l’innovation blockchain et son impact environnemental. D’ores et déjà, on constate que les projets blockchain mis en avant en Europe (identité, certifications, etc.) privilégient des protocoles Proof of Stake ou consortium, bien plus sobres énergétiquement, ce qui va dans le sens d’une blockchain plus verte par design.
Adoption institutionnelle et financière :
Si la blockchain est née dans une mouvance anti-étatique et anti-système (manifeste cypherpunk du Bitcoin), l’ironie de son évolution est qu’en 2025, elle est courtisée par les institutions financières et publiques qu’elle visait initialement à contourner. On voit une intégration croissante de la blockchain dans l’infrastructure des marchés financiers traditionnels. Par exemple, l’UE a mis en place en mars 2023 le régime pilote DLT (DLT Pilot Regime) pour les infrastructures de marché(esma.europa.eu). Ce régime d’expérimentation, prévu pour 6 ans, permet à des bourses et dépositaires centralisés d’expérimenter le trading et le règlement-livraison de titres tokenisés sur blockchain, en assouplissant temporairement certaines contraintes légales. Fin 2024, la CSD de Prague (Dépositaire Central) a été la première à obtenir une autorisation dans ce cadre pour lancer une plateforme de règlement de titres sur DLT(ledgerinsights.com). Concrètement, cela signifie qu’en Europe, on commence à pouvoir acheter et échanger des obligations ou actions nativement sous forme de tokens dans un environnement régulé, ce qui ouvre la voie à une adoption beaucoup plus large de la blockchain par les banques, les bourses et les entreprises (tout en maintenant la supervision des autorités financières nationales et de l’ESMA). Par ailleurs, de grandes entreprises intègrent la blockchain pour des usages spécifiques : traçabilité (ex. Carrefour avec la blockchain alimentaire), logistique portuaire (les ports suivent les conteneurs via des registres partagés), assurance (des smart contracts pour automatiser des indemnisations paramétriques), etc. Même les gouvernements s’y mettent pour moderniser leurs services (Estonie, Dubaï, etc., ont annoncé vouloir migrer une partie de leurs services administratifs sur blockchain). Cette institutionnalisation de la blockchain s’accompagne d’un discours plus sérieux sur la conformité légale et la gouvernance. Les consortiums d’entreprises qui se forment autour de blockchains privées établissent des chartes et des accords entre participants pour répartir les responsabilités (par exemple, un consortium de banques utilisant une blockchain pour des transactions interbancaires nommera généralement un responsable de traitement conjoint ou un organe de gouvernance chargé de la conformité RGPD). On assiste en quelque sorte à la « normalisation » de la blockchain, qui devient une composante comme une autre des systèmes d’information, avec des impératifs de cybersécurité, d’audit et de conformité. Néanmoins, cette adoption s’accompagne de débats internes : toutes les entreprises ne sont pas convaincues du rapport coût/bénéfice de la blockchain (parfois une base de données classique suffit), et certaines expérimentations très médiatisées se sont soldées par des échecs ou une utilisation marginale. Le souffle de la nouveauté passé, la question est de savoir quelles applications blockchain apporteront une valeur ajoutée réelle et durable. Les régulateurs, eux, encouragent prudemment l’innovation (via des sandboxes réglementaires, le régime pilote, etc.) tout en gardant un œil sur la protection des utilisateurs et le respect des lois existantes comme le RGPD.
Blockchain et libertés fondamentales :
Au-delà de la protection des données personnelles, la blockchain soulève d’autres enjeux de libertés. Par exemple, la censure : une transaction blockchain, une fois validée, ne peut être censurée ni effacée. Cela peut être vu positivement (liberté d’expression inscrite dans le marbre, résistance à la censure étatique), mais aussi négativement si des contenus illicites sont ajoutés on-chain (ex. des liens vers du contenu pédopornographique insérés dans des transactions Bitcoin ont fait polémique). La question se pose de savoir comment concilier la liberté d’expression et le droit d’auteur (des NFT ont été contestés pour contrefaçon), voire comment faire respecter des décisions de justice (droit à l’oubli, saisies, etc.) dans un univers décentralisé. Certains débats philosophiques émergent autour de la blockchain comme outil de liberté vs outil potentiellement de surveillance (paradoxalement, une blockchain publique rend toutes les transactions transparentes, ce qui pourrait permettre une surveillance financière de masse si les identités sont associées aux adresses). On touche ici aux valeurs fondamentales : l’Europe veut promouvoir une blockchain qui soit “trustworthy” – digne de confiance – c’est-à-dire sûre, légale, éthique. D’autres régions du monde ont des approches différentes (la Chine, par exemple, promeut la blockchain comme outil d’authenticité mais en gardant un contrôle strict, et a banni les cryptos non contrôlées).
En synthèse, la blockchain est au centre d’un équilibre à trouver entre innovation et régulation. L’Europe cherche à canaliser l’innovation blockchain pour qu’elle serve l’économie et la société sans causer de dommages collatéraux aux utilisateurs ou à l’environnement. Cela passe par une panoplie de mesures : régulation financière (MiCA), protection des données (guidelines CEPD, interventions de la CNIL), exigences techniques (ex. l’Article 30 du Data Act sur les smart contracts), encouragement des alternatives plus écologiques (Proof of Stake), et réflexion globale sur la souveraineté technologique.
Conciliation de l’innovation et de la protection des droits : vers une blockchain éthique et souveraine
Face à ces constats, une position engagée émerge : il est nécessaire de concilier innovation et éthique dans le domaine de la blockchain, en développant des technologies utiles tout en respectant les droits fondamentaux. Cette vision défend l’idée qu’il ne faut ni diaboliser la blockchain ni l’idolâtrer aveuglément, mais l’orienter pour qu’elle s’inscrive dans un modèle de développement durable, respectueux des individus et de la collectivité. Concrètement, quelles orientations cela implique-t-il ?
D’abord, “l’éthique by design” doit devenir un mantra pour les concepteurs de solutions blockchain. Tout comme on parle de privacy by design, il s’agit d’intégrer dès le départ des valeurs comme le respect de la vie privée, la transparence honnête (et non la surveillance), l’inclusion et la sécurité. Une blockchain éthique serait par exemple celle qui n’expose pas inutilement des données personnelles, qui permet une certaine reversibilité maîtrisée en cas d’erreur (via des mécanismes de correction, d’oubli ou de gel de données quand c’est légitime), et qui tient compte de l’impact environnemental dans ses choix techniques (consensus à faible empreinte carbone, infrastructure optimisée).
Ensuite, la question de la gouvernance des blockchains est cruciale. Plutôt que de s’en remettre à des réseaux totalement anarchiques ou contrôlés par une poignée d’acteurs extra-européens, il est préconisé de favoriser des blockchains à permission, locales, interopérables et européennes. Cela ne signifie pas que toutes les blockchains doivent être fermées ou nationales, mais que pour les usages impliquant les données des citoyens européens, on aurait tout intérêt à privilégier des réseaux gérés par des entités de confiance dans l’UE (administrations, consortiums d’entreprises européennes, etc.), avec des nœuds localisés en Europe. Cela facilite énormément la conformité RGPD (pas de transfert hors UE non maîtrisé), la souveraineté numérique (les données et les infrastructures critiques restent sous juridiction européenne), et la possibilité d’imposer des normes élevées de protection. On peut citer l’exemple d’EBSI, où les nœuds sont opérés par des États membres et des partenaires agréés, garantissant un cadre juridique clair et aligné sur le droit européen. L’interopérabilité est également une valeur clé : il s’agit d’éviter de créer des silos blockchain qui ne communiquent pas entre eux. L’UE promeut des standards ouverts afin que, par exemple, une identité numérique vérifiée sur une blockchain publique puisse être reconnue sur une autre privée, ou qu’un certificat émis en France soit vérifiable en Allemagne, indépendamment de la plateforme utilisée. Cela rejoint la volonté de ne pas dépendre d’un fournisseur unique (vendor lock-in). Des projets comme GAIA-X (dans le cloud) et, par analogie, les travaux de normalisation de la ISO et du CEN sur la blockchain, cherchent à garantir cette interopérabilité et à faire émerger des référentiels de confiance européens.
Le choix des blockchains permissionnées va dans le même sens : dans un registre fermé où les participants sont connus (même s’ils sont nombreux), il est plus facile de mettre en place une gouvernance démocratique, d’assigner clairement le rôle de responsable de traitement (par exemple un consortium peut constituer une responsabilité conjointe régie par un accord Article 26 RGPD), et d’assurer un meilleur contrôle de l’accès aux données. Cela n’ôte pas toutes les qualités de la blockchain (on peut avoir une blockchain permissionnée qui reste décentralisée entre, disons, 50 organisations, évitant un point unique de défaillance), mais cela évite l’effet “Far West” des blockchains sans permission où n’importe qui peut potentiellement entrer et extraire des données. Du point de vue éthique, cela permet aussi d’exclure plus facilement les acteurs malveillants (par ex. on peut révoquer un nœud qui ne respecte pas les règles). Bien sûr, cela suppose une confiance minimale entre les participants et envers une forme d’autorité de gouvernance – ce qui est un compromis par rapport à l’idéal libertaire de la blockchain – mais c’est un compromis jugé nécessaire pour concilier avec les exigences légales et sociétales.
Un autre aspect de l’approche éthique est de promouvoir des cas d’usage à forte valeur sociale. Il s’agit de sortir du schéma spéculatif et des applications futiles pour orienter l’innovation blockchain vers des domaines où elle peut vraiment améliorer la vie des citoyens ou le bien commun : l’identité auto-souveraine pour lutter contre l’exclusion administrative, la traçabilité pour garantir la qualité alimentaire ou l’origine éthique des produits, les micro-paiements sécurisés pour l’inclusion financière, la certification des diplômes pour faciliter la mobilité professionnelle, etc. L’Europe affiche clairement cette ambition d’une technologie au service de l’humain, en contraste avec une image parfois négative des cryptos associées à l’enrichissement rapide ou à l’évasion fiscale. D’ailleurs, de nombreux financements publics (Horizon Europe, programmes nationaux) encouragent les projets blockchain-for-good, et la recherche académique en Europe planche sur des solutions comme les blockchains à faible empreinte carbone ou les smart contracts vérifiables et sûrs (pour éviter les bugs type DAO de 2016).
Enfin, concilier innovation et droits fondamentaux passe par un dialogue entre les innovateurs et les régulateurs. Les lignes directrices du CEPD illustrent bien cela : plutôt que d’attendre un contentieux, l’autorité propose un cadre et sollicite les réactions de l’écosystème (d’où la consultation publique). Il est essentiel que les acteurs de la blockchain (startups, développeurs, industries) participent à ces discussions, fassent part des problèmes pratiques, afin d’ajuster au mieux les recommandations ou les réglementations futures. Par exemple, la question du droit à l’oubli sur blockchain pourrait mener à des solutions techniques innovantes (certains chercheurs proposent des protocoles de “chameleon hash” permettant de re-hasher des blocs sous certaines conditions, ou d’autres méthodes de rendre des données invisibles sans briser la chaîne). De même, l’article 30 du futur Data Act impose des “kill switches” sur les smart contracts pour pouvoir les arrêter en cas de problème – mesure qui a fait polémique car elle semble contraire à l’immutabilité absolue. Plutôt que d’y voir une atteinte insupportable, on peut y voir une incitation à innover dans des smart contracts plus flexibles et sûrs (par exemple en prévoyant des clauses d’arrêt d’urgence gérées par une multi-signature répartie, pour éviter qu’un seul acteur puisse abuser du kill switch).
En résumé, la blockchain éthique et souveraine prônée ici serait celle qui respecte les droits fondamentaux (vie privée, liberté, propriété des données), qui est alignée avec les valeurs européennes (démocratie, respect de la loi, durabilité), tout en offrant un terreau fertile à l’innovation utile. C’est un équilibre délicat, mais nécessaire pour passer du stade d’expérimentation enthousiaste à celui d’adoption généralisée en confiance.
Cadre juridique complémentaire : jurisprudence et initiatives européennes
Sur le plan juridique, plusieurs développements récents éclairent la façon dont la blockchain est ou pourrait être interprétée au regard du droit existant :
Jurisprudences et doctrine :
À ce jour, peu de jugements ont directement porté sur la blockchain et le RGPD. Cependant, la jurisprudence européenne en matière de protection des données offre des principes qui s’appliquent par analogie. Par exemple, la CJUE a rappelé dans l’affaire Fashion ID (2019) qu’une entité intégrant sur son site un composant tiers (en l’occurrence le bouton Facebook) pouvait être considérée comme co-responsable des données collectées par ce biais. Par analogie, un développeur ou une entité qui décide d’utiliser une blockchain publique pour traiter des données personnelles pourrait être jugé responsable conjoint avec les autres participants du réseau, s’il est établi qu’ils déterminent ensemble les finalités et moyens du traitement. La notion de responsable conjoint (article 26 RGPD) est interprétée largement par la CJUE pour assurer une protection effective – on pourrait tout à fait l’invoquer pour ne pas laisser un vide juridique dans le cas de blockchains décentralisées. La question de qui est responsable de traitement sur une blockchain est d’ailleurs un point abordé dans les guidelines du CEPD, qui penche pour une analyse au cas par cas : dans certains modèles consortium, il y aura un ou plusieurs responsables clairement identifiés, alors que dans les modèles totalement ouverts, chaque nœud qui contribue au traitement pourrait être vu comme responsable s’il a une réelle marge de décision sur la finalité. Par ailleurs, des affaires comme Schrems II (2020) sur les transferts de données hors UE rappellent l’exigence de protéger les données exportées avec un niveau équivalent à l’UE. Si on transpose cela, un responsable qui inscrit des données personnelles sur une blockchain où des nœuds hors UE y ont accès sans garanties pourrait se retrouver en infraction pour transfert illégal – c’est un sujet très pointu, mais on peut imaginer que la CNIL ou d’autres autorités s’en saisissent en cas de plainte.
En France, la CNIL a publié en septembre 2018 un rapport remarqué « Blockchain et RGPD : quelles solutions pour un usage responsable ? ». Elle y soulignait déjà que le hachage n’est pas une anonymisation magique et que les données pseudonymes sur une blockchain restent des données personnelles dès lors qu’un acteur quelque part peut faire le lien avec une personne. La CNIL proposait des pistes comme : limiter l’écriture de données personnelles sur la chaîne, expliciter les responsabilités via des smart contracts de gouvernance, utiliser l’intérêt légitime (article 6-1-f) avec prudence comme base légale, ou encore considérer que l’exercice de certains droits peut se faire par équivalence (par exemple, on ne peut effacer une donnée mais on peut la rendre inopérante). Ce rapport de la CNIL a sans doute contribué aux discussions européennes et se voit confirmé dans l’approche du CEPD 2025.
On observe aussi l’émergence d’une littérature académique et technique sur ces sujets. Des concepts comme “GDPR compliance layer” pour blockchain sont proposés, l’idée étant d’ajouter une surcouche logicielle qui gérerait les demandes RGPD (par exemple en notifiant tous les nœuds qu’une personne a retiré son consentement, etc., même si techniquement la donnée brute reste, les traitements futurs en tiendraient compte). Ces solutions sont encore expérimentales.
Le Data Act et les smart contracts :
L’Union européenne a finalisé en 2023 le Data Act, un règlement visant à réguler l’économie des données, notamment l’accès et le partage des données industrielles et l’IoT. Ce texte, qui couvre un champ large, contient un article 30 très spécifique qui concerne les smart contracts déployés dans le cadre du partage de données. Le législateur européen y impose que tout smart contract permettant l’échange de données entre parties comporte certaines garanties : robustesse, sécurité, mécanisme d’arrêt d’urgence (kill switch) et modalités de contrôle d’accès. Concrètement, cela signifie que l’UE refuse l’idée de smart contracts totalement immuables et autonomes dans les cadres régulés – il faut qu’une condition d’arrêt soit prévue pour stopper le contrat en cas de bug, de faille ou de mésusage, et qu’une entité identifiée soit capable de le déclencher le cas échéant. De plus, les smart contracts doivent respecter des permissions d’accès (ce qui s’oppose à la vision de code exécutable par n’importe qui sur une blockchain publique). Cet article 30 a provoqué des réactions contrastées : la communauté blockchain y a vu une menace pour la nature même des smart contracts (on a pu lire que cela « revenait à interdire les véritables smart contracts » dans leur esprit original). Cependant, il faut contextualiser : ces exigences ne s’appliquent qu’aux contrats automatisés dans le cadre du partage de données IoT/B2B, où la sûreté est primordiale (imaginez un smart contract gérant l’accès à vos données de voiture connectée – il faut pouvoir le désactiver si nécessaire, pour éviter une fuite ou un blocage). Il n’empêche que c’est un signal fort : l’UE demande de l’interopérabilité et de l’humanité dans la boucle (pas d’automatisation incontrôlable). Pour rester SEO-friendly, on notera que ce débat sur le kill switch reflète l’opposition entre la décentralisation pure et la régulation : l’Europe choisit clairement de sacrifier un peu de décentralisation pour plus de sécurité juridique. À l’avenir, les développeurs de smart contracts devront intégrer ces contraintes s’ils ciblent un usage commercial ou industriel en Europe. Techniquement, cela pourrait se traduire par des smart contracts avec rôle d’administrateur ou par le recours à des contrats modifiables (upgradeable contracts) avec multi-signatures pour gouverner les modifications. On peut y voir un rapprochement entre le monde du software classique (où l’éditeur peut patcher un programme) et le monde des smart contracts (jusque-là “déployés pour toujours”). Ici encore, la perspective est de responsabiliser la technologie : une innovation ne doit pas devenir incontrôlable au détriment des utilisateurs.
Autres initiatives européennes :
La volonté de l’UE de construire une souveraineté numérique s’exprime à travers plusieurs initiatives complémentaires. Outre le RGPD, le Data Act, le futur AI Act, on peut citer le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) adoptés en 2022, qui établissent des obligations pour les grandes plateformes en ligne. Si ces textes ne traitent pas directement de blockchain, ils font partie de l’arsenal réglementaire qui façonne l’écosystème numérique global dans lequel la blockchain évolue. Par exemple, le DSA impose le retrait rapide de certains contenus illicites – si de tels contenus étaient diffusés via une blockchain publique, on voit le conflit potentiel (puisqu’on ne peut les retirer). Cela n’est pas encore résolu, mais certaines réflexions existent pour concilier DSA et technologies décentralisées (DeFi, Web3). On peut aussi mentionner la Directive NIS2 sur la sécurité des réseaux : une blockchain utilisée à des fins critiques pourrait entrer dans son champ, obligeant à des mesures de cybersécurité appropriées.
Au niveau des normes techniques, l’ISO a publié des standards spécifiques sur la blockchain (série ISO 22739 et suivantes, définition de la blockchain, sécurité, identités décentralisées, etc.), et l’organisme européen ETSI travaille sur des spécifications autour des smart contracts et DLT. Ces normes ne sont pas obligatoires, mais elles aident à converger sur des bonnes pratiques et assurent que les solutions européennes soient compatibles entre elles et avec l’international.
Enfin, n’oublions pas le rôle du Contrôleur européen de la protection des données (CEPD/EDPS) et du CEPD dans le suivi de ces questions. Le CEPD pourra à l’avenir émettre des avis ou prendre position si une problématique particulière de blockchain nécessite une interprétation du RGPD. Il est possible que, une fois finalisées, les lignes directrices 02/2025 servent de référence dans d’éventuelles procédures ou contrôles portant sur des blockchains. De son côté, la CJUE pourrait être saisie indirectement via des questions préjudicielles si un litige national pose la question du droit à l’oubli sur blockchain par exemple. A ce titre, les praticiens du droit surveillent de près toute jurisprudence naissante. En France, aucune sanction CNIL notable n’a encore ciblé un traitement blockchain, mais la CNIL a clairement indiqué qu’elle n’hésiterait pas à le faire si un responsable de traitement se retranchait derrière des arguments techniques pour ne pas respecter les droits (par exemple, prétendre “je ne peux pas effacer car c’est sur blockchain” ne serait pas recevable sans avoir mis en place des solutions compensatoires).
En conclusion de ce volet juridique, on constate que le cadre s’affine progressivement : d’abord les principes généraux (RGPD), puis les lignes directrices et positions des autorités (CNIL 2018, CEPD 2025), et en parallèle des lois sectorielles (MiCA, Data Act) qui intègrent des dispositions sur la blockchain. La prochaine étape sera de voir comment tout cela est mis en œuvre concrètement dans les projets, et éventuellement ajusté en fonction des retours du terrain.
Conclusion : Innover en confiance, l’Europe en quête de juste milieu
La blockchain, souvent présentée comme une technologie disruptive, arrive à un stade de maturité où sa pérennisation passe par la confiance du public et la conformité aux normes sociétales. L’analyse des lignes directrices 02/2025 du CEPD montre que régulation et innovation peuvent et doivent dialoguer. Le message n’est pas d’étouffer la blockchain, mais de la responsabiliser : choisir judicieusement quand l’utiliser, comment la configurer et comment en atténuer les effets indésirables sur la vie privée et les libertés.
L’approche européenne mise sur une blockchain au service de l’humain, “innovation friendly” mais aussi “fundamental rights friendly”. Cela se traduit par des préconisations concrètes (blockchain permissionnée, données chiffrées off-chain, gouvernance partagée) qui, si elles sont suivies, permettront de réconcilier les avantages techniques de la blockchain avec le respect du RGPD. Les acteurs devront sans doute renoncer à certaines caractéristiques absolues (l’immutabilité à tout prix, l’anonymat total des participants, etc.) au profit d’une intégration plus harmonieuse dans l’environnement légal.
Du point de vue de la souveraineté numérique européenne, cette voie offre une opportunité : celle de créer des écosystèmes blockchain de confiance, estampillés UE, où les utilisateurs comme les entreprises sauront qu’ils évoluent dans un cadre sécurisé juridiquement. L’Europe a déjà pris le leadership sur la régulation des données et pourrait devenir un référentiel mondial pour les blockchains “éthiques”. À l’heure où les divergences internationales se creusent (par exemple entre une régulation européenne ferme et un laissez-faire plus marqué ailleurs), cette identité européenne peut être un atout si elle réussit à combiner innovation, confiance et respect des droits.
Il reste bien sûr des défis et des inconnues. La technologie continue d’évoluer (demain la blockchain quantique ? des protocoles encore plus distribués ?), et la régulation devra s’adapter en continu. Mais l’essentiel est d’avoir posé des principes directeurs clairs : pas d’exception au RGPD pour la blockchain, et au contraire, un appel à la créativité pour résoudre les tensions entre chaîne de blocs et droit à l’oubli, entre transparence et vie privée, entre automatisation et intervention humaine.
En guise de conclusion, on peut dire que “blockchain et RGPD” ne sont pas antinomiques à condition de repenser la blockchain de manière responsable. L’innovation juridique (nouvelles interprétations, nouvelles normes) accompagne l’innovation technologique pour trouver ce juste milieu. L’aventure se poursuit avec l’implication de tous les acteurs – juridiques, techniques, éthiques – afin que la blockchain tienne ses promesses sans trahir les valeurs fondamentales de notre société digitale.
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